Une loi importante pour le logement des pauvres vient d’être annulée par le Conseil constitutionnel pour une irrégularité dans la procédure législative : un «cafouillage parlementaire», s’est défaussé le Premier ministre. Les mal-logés attendront, comme d’habitude, et le Parlement va faire comme si ce «cafouillage» n’était qu’une exception. Or, pour qui travaille au Parlement, cette affaire confirme les dégâts du cumul des mandats dans notre République. Les citoyens ont-ils seulement une idée de la façon dont leurs représentants formulent «l’expression de la volonté générale» ? Voyez les parlementaires qui sont aussi maire d’une grande ville, président d’une agglomération ou d’un département, voire d’une région ; examinez leur agenda, observez-les en commission et dans l’hémicycle, écoutez ce qu’ils disent au fil des réunions et des saisons.
Ce qui frappe d’abord, surtout pour ceux qui ont «un gros mandat local» et qui sont dans la majorité parlementaire, c’est-à-dire pour ceux qui comptent le plus dans la vie parlementaire, c’est bien leur indisponibilité au travail même qu’ils ont accepté de faire : les parlementaires cumulards n’ont pas le temps d’examiner les textes que propose le gouvernement ni de contrôler l’action gouvernementale, et encore moins de concevoir eux-mêmes des lois un tant soit peu crédibles et différentes des textes issus de la technostructure dont ils se plaignent tout le temps devant leurs auditoires locaux. Le cumulard ne passe pas plus de dix heures par semaine - et c’est généreusement compté - à exercer son mandat parlementaire : arrivé le mardi matin dans la capitale, il rejoint la réunion hebdomadaire de son groupe politique, où il discute et prend les consignes, puis il déjeune avec des collègues ou un interlocuteur parisien, le plus souvent sur un dossier local ; le mardi après-midi et le mercredi sont consacrés aux rendez-vous parisiens de l’élu local, à toutes ces «prises de contact» nécessaires pour «faire avancer les dossiers», ou, plus rarement, aux dossiers législatifs lorsque le parlementaire assume le rôle de rapporteur d’une commission législative.
Pourquoi les cumulards passent-ils si peu de temps à travailler les textes de loi et à contrôler l’action du gouvernement ? Tout simplement parce que leur (gros) mandat local exige des arbitrages constants et que, président d’une région, d’un département, d’une agglomération ou maire d’une grande ville, le parlementaire est alors, sur son territoire, celui par qui tout doit passer, celui sans qui rien ne se fait : le cumulard, c’est d’abord le boss territorial que le mandat parlementaire élève au rang de super-boss territorial. Et c’est pourquoi, à Paris, il utilise, au service de son mandat local, tout ou (une grosse) partie des moyens que le Parlement met à sa disposition, en particulier deux assistant(e)s qui se consacrent surtout à l’agenda parisien de l’élu local. Les cumulards, de bonne foi, affirment qu’ils sont parlementaires, même en s’occupant de «leur» piscine intercommunale, et que c’est parce qu’ils doivent s’en occuper qu’ils font de bons parlementaires. On ne demande qu’à les croire, mais la simple observation de leur agenda montre que c’est plutôt l’inverse : leur mandat national les faisant devenir des super-boss sur qui le territoire compte pour obtenir à Paris toutes sortes d’avantages, c’est à leur mandat local que passera l’essentiel de leur temps et de leur énergie.
Ce qui frappe ensuite, lorsque les parlementaires sont réunis en commission législative, c’est bien leur impréparation aux sujets abordés, leur dépendance à la technostructure et encore le faible niveau des débats : faute d’avoir pris connaissance du sujet du jour - le rapport technique rédigé par les services n’est disponible qu’à l’issue des travaux de la commission, un peu comme si le rapport d’activité n’était communiqué qu’à l’issue des conseils d’administration - les parlementaires ne peuvent guère que «réfléchir à voix haute» et se prononcer depuis leur position d’élu local. La plupart du temps, les débats relèvent d’un entre soi où un tel parle de «son» réseau d’assainissement et tel autre de «ses» dépenses d’action sociale ou de telle expérience rapportée dans sa permanence d’élu local, sans incidence ou presque sur le sujet du jour, sur la loi en cours. Le tout avec la complicité servile mais bienveillante des fonctionnaires et assistants parlementaires qui veillent aux boissons dans ce café du commerce : un bon parlementaire est celui qui vous fait une entière confiance et reprend son train ou son avion le mercredi soir, au-revoir-à-la-semaine-prochaine, vous-me-faites-ça-aux-petits-oignons-vous-savez-moi-pour-ce-que-j’en-sais… Tout irait pour le mieux, si les mêmes parlementaires n’allaient pas répétant que les textes de lois sont trop nombreux, que les réglementations sont trop éloignées du terrain, que la technostructure est trop pesante…
Le pire, c’est que les cumulards accaparent les postes au Parlement, de rapporteur législatif, de présidents de missions et de groupes d’études et, finalement, des principales instances de la décision parlementaire. N’ayant pas le temps de travailler les dossiers ni de négocier des compromis, ils n’ont plus que la discipline à faire jouer à l’égard de leurs collègues, loin, très loin d’assumer leur rôle législatif indispensable à l’équilibre des pouvoirs constitutionnels.
Si un système aussi grossier que le cumul des mandats a encore autant de zélateurs de bonne foi, c’est probablement pour cette réalité (mal) cachée : en France, pour que quelque chose se décide, il faut que «le boss» soit là, et tout ce qui se passe en son absence ne compte pas. Le cumulard n’est pas meilleur parce qu’il saurait «prendre en compte la réalité des territoires», mais tout simplement parce qu’étant le territoire personnifié, il l’engage dans l’action du gouvernement. Il en va ainsi dans «la république des boss» : tant pis si les textes de loi sont mauvais, si le gouvernement n’est pas contrôlé, l’essentiel c’est d’embarquer les boss dans le bateau, de lier les têtes qui dépassent. C’est cette réalité affligeante que nous enseigne la bonne foi des cumulards : le travail est mal fait, on s’en plaint, mais nous n’aurions pas d’autre choix.
Face à la crise, le minimum serait que chacun fasse bien son travail. Or, le gâchis que nous venons de vivre avec l’annulation de cette loi pour le logement populaire démontre plutôt combien les parlementaires, tous boss confondus, travaillent mal.
La fin du cumul des mandats est le plus court chemin pour rétablir des conditions sérieuses de travail. Les «grands parlementaires» choisiraient leurs collectivités locales plutôt que le Parlement ? C’est déjà largement le cas, au détriment du travail parlementaire dans son ensemble. Qu’ils choisissent plus clairement, cela libérera leurs places à d’autres plus disponibles. Le Parlement s’en trouverait marginalisé car privé des «grands décideurs» ? Un peu de sérieux : serait-il donc impossible à nos politiques de travailler en équipe, de se coordonner avec les exécutifs locaux ? Le Parlement est censé écrire la loi et contrôler l’action du gouvernement, donnons-lui au moins des parlementaires ! Ceux qui ont renoncé à leur mandat local pour se consacrer à leur fonction parlementaire le disent : ils ont de quoi s’occuper à temps plein. Ne cédons pas au discours des boss qui se disent indispensables partout, jusqu’au ridicule.